Déclaration du Dr Denis Mukwege et de Louise Arbour, ancien Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme, à l'occasion du 10e anniversaire de la publication du Rapport Mapping

Bukavu, le 1er octobre 2020 - Déclaration du Dr Denis Mukwege et de Louise Arbour, ancienne Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme, à l'occasion du 10e anniversaire de la publication du Rapport Mapping - Publié initialement en français dans Le Monde

Depuis 25 ans, la République démocratique du Congo (RDC) est plongée dans une profonde crise politique et sécuritaire, qui constitue toujours une menace sérieuse pour la paix et la sécurité internationales. Les guerres combinées à des cycles de violence et de représailles ont donné lieu à l'une des plus graves crises humanitaires des temps modernes, avec un lourd bilan humain : des millions de victimes ont été tuées ou déplacées, et des centaines de milliers de femmes ont été violées.

Les diverses tentatives d'instaurer la paix en RDC ont toutes porté en elles les germes de nouveaux conflits en privilégiant les solutions politiques à court terme aux solutions durables. La justice a été sacrifiée sur l'autel de la paix et l'indiscipline s'est installée dans les forces de sécurité et de défense en accordant des promotions à ceux qui auraient dû répondre de leurs actes devant des tribunaux nationaux ou internationaux. Cela a eu des conséquences désastreuses pour la protection des civils et a sapé les efforts visant à instaurer un État de droit.

Les auteurs et les instigateurs des crimes les plus graves continuent de bénéficier de l'impunité. C'est la raison pour laquelle ces massacres et ces viols se sont reproduits, et cela explique aussi en grande partie pourquoi de telles atrocités se produisent régulièrement, même aujourd'hui.

Un récent rapport du Bureau conjoint des Nations unies pour les droits de l'homme en RDC s'alarme de la détérioration de la situation des droits de l'homme dans les provinces en conflit, et fait état de plus de 1 300 décès au cours du premier semestre de cette année. L'impératif de rendre justice est donc un préalable essentiel pour briser le cycle de la violence et de l'instabilité, et constitue une condition sine qua non pour avancer sur la voie du développement durable et de la paix.


Aujourd'hui marque le 10ème anniversaire de la publication du Rapport Mapping des Nations Unies sur les violations les plus graves des droits de l'homme et du droit international humanitaire commises sur le territoire de la RDC entre 1993 et 2003, l'une des périodes les plus sombres de l'histoire moderne de ce pays. Nous tenons à vous rappeler que cet inventaire très détaillé - qui recense 617 incidents violents pouvant être qualifiés de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité, voire de crime de génocide si les faits étaient portés à la connaissance d'un tribunal compétent - ne peut rester sans réponse. Ces crimes comprennent un massacre de femmes enterrées vivantes après avoir été violées et empalées, de fidèles qui cherchaient refuge dans des églises et qui ont été brûlés vifs, et des cas où des malades ont été assassinés dans leur lit d'hôpital.

Rappelons que ces crimes énumérés par les Nations Unies sont imprescriptibles, et qu'aucune immunité ne peut être invoquée. La gravité de ces crimes doit choquer la conscience de l'humanité et ne peut être oubliée ni rester impunie. Les experts de l'ONU ont également conclu que les moyens dont dispose le système judiciaire congolais pour mettre fin à l'impunité de ces crimes internationaux sont "sans aucun doute insuffisants" et ont formulé une série de recommandations à l'intention des autorités congolaises pour briser le climat d'impunité avec le soutien de la communauté internationale.


Ces recommandations soutiennent la nécessité d'utiliser les différents outils de la justice transitionnelle : mise en place d'une cour pénale internationale pour la RDC et/ou de chambres spécialisées mixtes au sein des juridictions congolaises, recours aux mécanismes d'établissement de la vérité et aux programmes de réparation, et enfin, adoption de réformes institutionnelles, telles qu'une réforme sérieuse des secteurs de la sécurité et de la justice et un vetting des fonctionnaires pour garantir la non-récurrence des atrocités.

Nous déplorons qu'aucune initiative n'ait été prise à ce jour pour mettre en œuvre ces recommandations, ce qui est particulièrement choquant compte tenu de la gravité et de l'ampleur des crimes commis. Nous saluons l'engagement du Président Tshisekedi - un homme politique sans lien avec les crimes du passé - à lutter contre l'impunité. Nous l'encourageons à promouvoir les mécanismes de justice transitionnelle afin que les victimes des crimes les plus graves commis depuis le début des années 1990 voient leurs droits à la justice, à la vérité, aux réparations et aux garanties de non-répétition enfin respectés.

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