Mémorandum du Dr. Denis Mukwege au Président de la République Démocratique du Congo, Félix Tshisekedi, à l'occasion des 'Consultations Nationales'.

Bukavu, le 7 novembre 2020 - Mémorandum du Dr. Denis Mukwege au Président de la République démocratique du Congo, Félix Tshisekedi, à l'occasion des 'Consultations nationales'.

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Les problèmes de la République Démocratique du Congo (RDC) et leurs solutions sont connus depuis plusieurs années. Les grands défis de notre pays ont été documentés par de nombreuses personnes et organisations, tant au niveau national qu'international. Ce qui a toujours fait défaut, c'est la volonté et le courage politique des dirigeants à tous les niveaux de gouvernance pour mettre en œuvre des mesures ambitieuses et efficaces afin de conduire le changement rendu nécessaire par la situation dramatique du pays et les attentes de notre population.

Notre pays ne va pas bien. La misère de la population est insupportable. Dans ce contexte, une énième consultation n'a de sens que si elle aborde enfin les questions urgentes et pressantes sans s'enliser dans les palabres sans fin et les dialogues de sourds que l'on a pu observer par le passé.

Plusieurs organisations et contacts invités à ces consultations ont fait ou feront des propositions pertinentes dans divers domaines de la vie politique, économique, sociale et culturelle de notre nation.

Afin d'éviter les redondances, notre contribution insistera principalement sur l'impératif de lutte contre l'impunité et l'urgence d'ériger la justice en pilier majeur de l'Etat de droit ainsi qu'en levier d'une paix réelle et durable, sans laquelle aucun développement n'est possible.

Dès à présent, nous devons légiférer les bases de ce changement en imposant une rupture avec les antivaleurs, les pratiques corrompues, le système qui nous a conduit au chaos actuel, et les hommes qui se sont compromis dans divers crimes par le passé. Parce qu'avec ces individus qui ont détruit notre pays - ceux qui sont à l'origine de l'insécurité actuelle - nous ne pouvons pas résoudre les crises auxquelles nous sommes confrontés et construire un avenir meilleur.

La lutte contre l'impunité dans notre pays passe par l'application des recommandations du Rapport Mapping des Nations Unies sur les violations les plus graves des droits de l'homme et du droit international humanitaire commises sur le territoire de la RDC entre 1993 et 2003. Ce rapport exhorte les autorités congolaises à utiliser les instruments de la justice transitionnelle pour ouvrir la voie à la réconciliation et à la paix. Par ailleurs, la gravité des crimes commis dans notre pays, depuis 1990 jusqu'à aujourd'hui, invite notre gouvernement à saisir le Secrétaire Général des Nations Unies et à demander au Conseil de Sécurité la création d'un Tribunal Pénal International pour la RDC afin de juger les auteurs nationaux et étrangers, étatiques et non étatiques de ces atrocités.

Le développement de notre pays restera hypothétique sans des réformes institutionnelles ambitieuses, courageuses et profondes qui devraient inclure la réforme des secteurs de la sécurité (police, armée, renseignement, etc.), de la justice (Cour constitutionnelle, etc.) et de la CENI. Sans ces réformes, nous ne serons jamais dans un état de droit et les crises à répétition plongeront inlassablement le pays dans le chaos.

Il est essentiel que les institutions de la République soient apolitiques et professionnelles afin d'éviter que des groupes d'intérêts politiques, économiques, sociaux et ethniques ne continuent à se disputer et à s'approprier ces institutions.

Monsieur le Président de la République, nous sommes convaincus que si vous-même, avec le gouvernement congolais, vous vous engagez dans cette voie, non seulement notre peuple sera à vos côtés, mais vous bénéficierez également du soutien de la communauté internationale.

Comme l'a dit Frantz Fanon, "Chaque génération doit, dans une relative opacité, l'accomplir ou la trahir, dans une relative opacité".

Votre Excellence le Président de la République,

Nous tenons tout d'abord à saluer votre initiative de lancer des consultations dans le but de créer une " union sacrée au sein de la Nation ", et vous remercions de votre volonté de nous rejoindre dans cet esprit d'ouverture et de dialogue avec la société civile.

Dès votre investiture à la tête de l'Etat, vous avez manifesté la volonté de mettre fin aux antivaleurs, qui entravent les efforts de consolidation de l'Etat de droit et sapent toute perspective de développement social et économique durable. Ces antivaleurs sont souvent associées au climat d'impunité qui prévaut largement dans notre pays et à la corruption qui gangrène la plupart de nos institutions.

En outre, vous avez déclaré être prêt à donner votre vie pour restaurer la paix dans l'est de la RDC, conscient qu'il s'agit d'une priorité pour mettre fin aux cycles de violence et aux conflits dont nous avons malheureusement été témoins des conséquences pendant plus de 20 ans à l'hôpital de Panzi.

Alors que notre pays accueille depuis plus de 20 ans l'une des plus importantes missions de maintien de la paix des Nations unies et qu'une multitude d'accords de paix ont été signés, il est clair que les tentatives de solutions sécuritaires et les politiques de ces dernières décennies ont systématiquement échoué à protéger les civils et à apporter la paix. Ceci est particulièrement dû au fait que les accords politiques ont sacrifié la justice en intégrant l'indiscipline dans nos forces de défense et de sécurité par le biais du processus de mélange, des programmes bâclés de désarmement, de démobilisation et de réintégration et en accordant des promotions à ceux qui devraient répondre de leurs actes devant la justice nationale ou internationale.

Alors que les autorités congolaises et les Nations Unies cherchent à s'accorder sur une stratégie de retrait progressif et conditionnel de la MONUSCO, il semble essentiel de mobiliser toutes les énergies et de profiter de la présence de la communauté internationale en RDC pour enfin avancer sur le chemin d'une paix durable par la justice.

C'est dans ce contexte que nous avons salué votre communication au Conseil des ministres du 7 août 2020 où vous avez instruit le gouvernement d'inscrire la question de la justice transitionnelle à son agenda. Cette communication ouvre la voie à la mise en œuvre des recommandations du Rapport Mapping des Nations Unies sur les violations les plus graves des droits de l'homme et du droit international humanitaire commises sur le territoire de la RDC entre 1993 et 2003, qui invite les autorités congolaises à utiliser tous les outils de la justice transitionnelle avec le soutien de la communauté internationale.

Dans le même esprit, le Secrétaire général des Nations Unies a encouragé l'adoption d'une stratégie nationale de justice transitionnelle dans son rapport du 21 septembre 2020 sur la RDC, qui permettrait de lutter contre l'impunité et de rendre justice aux victimes des crimes les plus graves.

L'expression de votre volonté politique et l'exhortation du Secrétaire général s'inscrivent dans un très large élan de la société civile congolaise et des mouvements citoyens qui ont manifesté pacifiquement par milliers à l'occasion du 10e anniversaire de la publication du Rapport Mapping le 1er octobre 2020 pour exiger la fin de l'impunité et la mise en place d'une Cour pénale internationale pour la RDC et/ou de Chambres mixtes spécialisées au sein du système judiciaire congolais.

En outre, diverses confessions religieuses, dont l'Église du Christ au Congo et la Conférence épiscopale nationale du Congo (Église catholique), ainsi que des diplomates européens, canadiens et américains ont également insisté récemment sur la nécessité de mettre en place des mécanismes de poursuite et un jugement international ou internationalisé dans le but de garantir l'indépendance et l'impartialité de l'administration de la justice pour les crimes du passé et du présent.

Nous sommes convaincus que le climat d'impunité dont bénéficient les auteurs des crimes les plus graves explique en grande partie pourquoi l'instabilité et les graves violations des droits de l'homme et du droit international humanitaire se poursuivent à ce jour dans de nombreuses provinces du pays.

C'est la raison pour laquelle nous pensons qu'il est prioritaire pour l'avenir de la Nation de mobiliser une volonté politique forte pour développer une stratégie nationale de justice transitionnelle et la mettre en œuvre dans les meilleurs délais, avec le soutien de la communauté internationale.

Cette stratégie devrait inclure des mécanismes judiciaires et non judiciaires permettant à la société de remédier à son lourd héritage de crimes de masse et de garantir aux victimes leur droit à la justice, à la vérité, aux réparations et aux garanties de non-récidive des crimes. Mais aussi, une réforme profonde du secteur de la sécurité et la mise à l'écart des agents de l'État qui ont été impliqués dans de graves violations des droits de l'homme et du droit humanitaire international et dans des activités de corruption à grande échelle.

Enfin, nous vous invitons à demander officiellement au Secrétaire général des Nations Unies de soutenir la création d'un Tribunal international et de chambres mixtes spécialisées en RDC.

Monsieur le Président,

Le temps est venu de restaurer notre dignité, de dire la vérité, de rendre justice à nos millions de morts et aux survivants, mais aussi d'empêcher que ne se reproduisent les abus, les violations des droits de l'homme et du droit humanitaire commis sur notre territoire par des acteurs étatiques, non étatiques, congolais et étrangers.

Nous vous remercions par avance des mesures que vous prendrez pour mener à bien le processus de justice transitionnelle qui, nous l'espérons plus que tout, permettra de mettre fin à l'impunité et de consolider la paix en RDC. Nous vous prions d'agréer, Excellence Monsieur le Président de la République, l'expression de notre considération distinguée.

Dr. Denis Mukwege

Lauréat du prix Nobel de la paix

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