Dans la nuit tragique du 6 octobre 1996, des rebelles ont attaqué notre hôpital à Lemera, en République Démocratique du Congo (RDC). Plus de trente personnes tuées. Les patients abattus dans leur lit à bout portant. Le personnel ne pouvant pas fuir tué de sang-froid.
Je ne pouvais pas m’imaginer que ce n’était que le début.
Obligés de quitter Lemera, en 1999 nous avons créé l’hôpital de Panzi à Bukavu où je travaille encore aujourd’hui comme gynécologue-obstétricien.
La première patiente admise était une victime de viol ayant reçu un coup de feu dans ses organes génitaux.
La violence macabre ne connaissait aucune limite.
Cette violence malheureusement ne s’est jamais arrêtée.
Un jour comme les autres, l’hôpital a reçu un appel.
Au bout du fil, un collègue en larmes implorait : « S’il vous plaît, envoyez-nous rapidement une ambulance. S’il vous plait, dépêchez-vous. »
Ainsi, nous avons envoyé une ambulance comme nous le faisons habituellement.
Deux heures plus tard, l’ambulance est revenue. A l’intérieur une petite fille de tout juste dix-huit mois. Elle saignait abondamment et a été immédiatement emmenée en salle d’opération.
Quand je suis arrivé, les infirmières étaient toutes en larmes. La vessie du nourrisson, son appareil génital, son rectum étaient gravement endommagés.
Par la pénétration d’un adulte.
Nous prions en silence : mon Dieu, dites-nous que ce que nous voyons n’est pas vrai.
Dites-nous que c’est un mauvais rêve.
Dites-nous qu’au réveil tout ira bien.
Mais, ce n’était pas un mauvais rêve.
C’était la réalité.
C’est devenu notre nouvelle réalité en RDC.
Quand un autre bébé est arrivé, j’ai réalisé que ce problème ne pouvait pas trouver une solution au bloc opératoire, mais qu’il fallait se battre contre les causes profondes de ces atrocités.
Je me suis rendu au village de Kavumu pour parler avec les hommes : pourquoi vous ne protégez pas vos bébés, vos filles et vos femmes ? Où sont les autorités ?
À ma grande surprise, les villageois connaissaient le suspect. Tout le monde avait peur de lui, car il était membre du Parlement provincial et jouissait d’un pouvoir absolu sur la population.
Depuis plusieurs mois sa milice terrorisait le village entier. Elle avait instillé la peur en tuant un défenseur des droits humains qui avait eu le courage de dénoncer les faits. Le député s’en est tiré sans conséquences. Son immunité parlementaire lui permettait d’abuser en toute impunité.
Ces deux bébés ont été suivis de dizaines d’autres enfants violés.
Lorsque la quarante-huitième victime est arrivée, nous étions désespérés.
Avec d’autres défenseurs des droits humains, nous avons saisi un tribunal militaire. Finalement, ces viols ont été poursuivis et jugés comme crimes contre l’humanité.
Les viols des bébés à Kavumu ont cessé.
Les appels à l’hôpital de Panzi aussi.
Mais l’avenir psychologique, sexuel et génésique de ces bébés est hypothéqué.
Ce qui s’est passé à Kavumu et qui continue aujourd’hui dans de nombreux autres endroits au Congo, tels que les viols et les massacres à Béni et au Kasaï, a été rendu possible par l’absence d’un État de droit, l’effondrement des valeurs traditionnelles et le règne de l’impunité, en particulier pour les personnes au pouvoir.
Le viol, les massacres, la torture, l’insécurité diffuse et le manque flagrant d’éducation, créent une spirale de violence sans précédent.
Le bilan humain de ce chaos pervers et organisé a été des centaines de milliers de femmes violées, plus de 4 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays et la perte de 6 millions de vies humaines. Imaginez, l’équivalent de toute la population du Danemark décimée.
Les gardiens de la paix et les experts des Nations Unies n’ont pas été épargnés. Plusieurs ont trouvé la mort dans l’accomplissement de leur mandat. La Mission des Nations Unies en RDC reste présente jusqu’à ce jour afin que la situation ne dégénère pas davantage.
Nous leur en sommes reconnaissants.
Cependant, malgré leurs efforts, cette tragédie humaine se poursuit sans que tous les responsables ne soient poursuivis. Seule la lutte contre l’impunité peut briser la spirale des violences.
Nous avons tous le pouvoir de changer le cours de l’Histoire lorsque les convictions pour lesquelles nous nous battons sont justes.
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Vos Majestés, Vos Altesses Royales, Excellences, Distingués membres du Comité Nobel, Chère Madame Nadia Murad, Mesdames et Messieurs, Amis de la paix,
C’est au nom du peuple congolais que j’accepte le prix Nobel de la Paix. C’est à toutes les victimes de violences sexuelles à travers le monde que je dédie ce prix.
C’est avec humilité que je me présente à vous portant haut la voix des victimes des violences sexuelles dans les conflits armés et les espoirs de mes compatriotes.
Je saisis cette occasion pour remercier tous ceux qui pendant ces années ont soutenu notre combat. Je pense, en particulier, aux organisations et institutions des pays amis, à mes collègues, à ma famille et à ma chère épouse, Madeleine.
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Je m’appelle Denis Mukwege. Je viens d’un des pays les plus riches de la planète. Pourtant, le peuple de mon pays est parmi les plus pauvres du monde.
La réalité troublante est que l’abondance de nos ressources naturelles – or, coltan, cobalt et autres minerais stratégiques – alimente la guerre, source de la violence extrême et de la pauvreté abjecte au Congo.
Nous aimons les belles voitures, les bijoux et les gadgets. J’ai moi-même un smartphone. Ces objets contiennent des minerais qu’on trouve chez nous. Souvent extraits dans des conditions inhumaines par de jeunes enfants, victimes d’intimidation et de violences sexuelles.
En conduisant votre voiture électrique, en utilisant votre smartphone ou en admirant vos bijoux, réfléchissez un instant au coût humain de la fabrication de ces objets.
En tant que consommateurs, le moins que l’on puisse faire est d’insister pour que ces produits soient fabriqués dans le respect de la dignité humaine.
Fermer les yeux devant ce drame, c’est être complice.
Ce ne sont pas seulement les auteurs de violences qui sont responsables de leurs crimes, mais aussi ceux qui choisissent de détourner le regard.
Mon pays est systématiquement pillé avec la complicité des gens qui prétendent être nos dirigeants. Pillé pour leur pouvoir, leur richesse et leur gloire. Pillé aux dépens de millions d’hommes, de femmes et d’enfants innocents abandonnés dans une misère extrême… tandis que les bénéfices de nos minerais finissent sur les comptes opaques d’une oligarchie prédatrice.
Cela fait vingt ans, jour après jour, qu’à l’hôpital de Panzi, je vois les conséquences déchirantes de la mauvaise gouvernance du pays.
Bébés, filles, jeunes femmes, mères, grands-mères, et aussi les hommes et les garçons, violés de façon cruelle, souvent en public et en collectif, en insérant du plastique brûlant ou en introduisant des objets contondants dans leurs parties génitales.
Je vous épargne les détails.
Le peuple congolais est humilié, maltraité et massacré depuis plus de deux décennies au vu et au su de la communauté internationale.
Aujourd’hui, grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, plus personne ne peut dire : je ne savais pas.
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Avec ce prix Nobel de la Paix, j’appelle le monde à être témoin et je vous exhorte à vous joindre à nous pour mettre fin à cette souffrance qui fait honte à notre humanité commune.
Les habitants de mon pays ont désespérément besoin de la paix.
Mais :
Comment construire la paix sur des fosses communes ?
Comment construire la paix sans vérité ni réconciliation ?
Comment construire la paix sans justice ni réparation ?
Au moment même où je vous parle, un rapport est en train de moisir dans le tiroir d’un bureau à New York. Il a été rédigé à l’issue d’une enquête professionnelle et rigoureuse sur les crimes de guerre et les violations des droits humains perpétrés au Congo. Cette enquête nomme explicitement des victimes, des lieux, des dates mais élude les auteurs.
Ce Rapport du Projet Mapping établi par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits Humains, décrit pas moins de 617 crimes de guerre et crimes contre l’humanité et peut-être même des crimes de génocide.
Qu’attend le monde pour qu’il soit pris en compte ? Il n’y a pas de paix durable sans justice. Or, la justice ne se négocie pas.
Ayons le courage de jeter un regard critique et impartial sur les événements qui sévissent depuis trop longtemps dans la région des Grands Lacs.
Ayons le courage de révéler les noms des auteurs des crimes contre l’humanité pour éviter qu’ils continuent d’endeuiller cette région.
Ayons le courage de reconnaître nos erreurs du passé.
Ayons le courage de dire la vérité et d’effectuer le travail de mémoire.
Chers compatriotes congolais, ayons le courage de prendre notre destin en main. Construisons la paix, construisons l’avenir de notre pays, ensemble construisons un meilleur avenir pour l’Afrique. Personne ne le fera à notre place.
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Mesdames et Messieurs, Amis de la paix,
Le tableau que je vous ai brossé offre une réalité sinistre.
Mais permettez-moi de vous raconter l’histoire de Sarah.
Sarah nous a été référée à l’hôpital dans un état critique. Son village avait été attaqué par un groupe armé qui avait massacré toute sa famille, la laissant seule.
Prise en otage, elle a été emmenée dans la forêt. Attachée à un arbre. Nue. Tous les jours, Sarah subissait des viols collectifs jusqu’à ce qu’elle perde connaissance.
Le but de ces viols utilisés comme armes de guerre étant de détruire Sarah, sa famille et sa communauté. Bref détruire le tissu social.
À son arrivée à l’hôpital, Sarah ne pouvait ni marcher ni même tenir debout. Elle ne pouvait pas retenir ni ses urines ni ses selles.
A cause de la gravité de ses blessures génito-urinaires et digestives couplées à une infection surajoutée, personne ne pouvait imaginer qu’elle serait un jour en mesure de se remettre sur ses pieds.
Pourtant, chaque jour qui passait, le désir de continuer à vivre brillait dans les yeux de Sarah. Chaque jour qui passait, c’était elle qui encourageait le personnel soignant à ne pas perdre espoir. Chaque jour qui passait, Sarah se battait pour sa survie.
Aujourd’hui, Sarah est une belle femme, souriante, forte et charmante.
Sarah s’est engagée à aider les personnes ayant survécu à une histoire semblable à la sienne.
Sarah a reçu cinquante dollars américains, une allocation que notre maison de transit Dorcas accorde aux femmes souhaitant reconstruire leur vie sur le plan socioéconomique.
Aujourd’hui, Sarah dirige sa petite entreprise. Elle a acheté un terrain. La Fondation Panzi l‘a aidée avec des tôles pour faire un toit. Elle a pu construire une maison. Elle est autonome et fière.
Son histoire montre que même si une situation est difficile et semble désespérée, avec la détermination, il y a toujours de l’espoir au bout du tunnel.
Si une femme comme Sarah n’abandonne pas, qui sommes-nous pour le faire ?
Ceci est l’histoire de Sarah. Sarah est Congolaise. Mais il y a des Sarah en République Centrafricaine, en Colombie, en Bosnie, au Myanmar, en Iraq et dans bien d’autres pays en conflit dans le monde.
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A Panzi, notre programme de soins holistiques, qui comprend un soutien médical, psychologique, socioéconomique et juridique, montre que, même si la route vers la guérison est longue et difficile, les victimes ont le potentiel de transformer leur souffrance en pouvoir.
Elles peuvent devenir des actrices de changement positif dans la société. C’est le cas déjà à la Cité de la Joie, notre centre de réhabilitation à Bukavu où les femmes sont aidées pour reprendre leur destin en main.
Cependant, elles ne peuvent pas y arriver seules et notre rôle est de les écouter, comme nous écoutons aujourd’hui Madame Nadia Murad.
Chère Nadia, votre courage, votre audace, votre capacité à nous donner espoir, sont une source d’inspiration pour le monde entier et pour moi personnellement.
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Le prix Nobel de la Paix qui nous est décerné aujourd’hui n’aura de valeur réelle que s’il peut changer concrètement la vie des victimes de violences sexuelles de par le monde et contribuer à ramener la paix dans nos pays.
Alors, que pouvons-nous faire ?
Que pouvez-vous faire ?
Premièrement, c’est notre responsabilité à tous d’agir dans ce sens.
Agir c’est un choix.
C’est un choix :
– d’arrêter ou non la violence à l’égard des femmes,
– de créer ou non une masculinité positive qui promeut l’égalité des sexes, en temps de paix comme en temps de guerre.
C’est un choix :
– de soutenir ou non une femme,
– de la protéger ou non,
– de défendre ou non ses droits,
– de se battre ou non à ses côtés dans les pays ravagés par le conflit.
C’est un choix : de construire ou non la paix dans les pays en conflits.
Agir, c’est refuser l’indifférence.
S’il faut faire la guerre, c’est la guerre contre l’indifférence qui ronge nos sociétés.
Deuxièmement, nous sommes tous redevables vis-à-vis de ces femmes et de leurs proches et nous devons tous nous approprier ce combat ; y compris les États qui doivent cesser d’accueillir les dirigeants qui ont toléré, ou pire, utilisé la violence sexuelle pour accéder au pouvoir.
Les États doivent cesser de les accueillir avec le tapis rouge et plutôt tracer une ligne rouge contre l’utilisation du viol comme arme de guerre.
Une ligne rouge qui serait synonyme de sanctions économiques, politiques et de poursuites judiciaires.
Poser un acte juste n’est pas difficile. C’est une question de volonté politique.
Troisièmement, nous devons reconnaître les souffrances des survivantes de toutes les violences faites aux femmes dans les conflits armés et les soutenir de façon holistique dans leur processus de guérison.
J’insiste sur les réparations ; ces mesures qui leur donnent compensation et satisfaction et leur permettent de commencer une nouvelle vie. C’est un droit humain.
J’appelle les États à soutenir l’initiative de la création d’un Fonds global de réparation pour les victimes de violences sexuelles dans les conflits armés.
Quatrièmement, au nom de toutes les veuves, tous les veufs et des orphelins des massacres commis en RDC et de tous les Congolais épris de paix, j’appelle la communauté internationale à enfin considérer le Rapport du Projet « Mapping » et ses recommandations.
Que le droit soit dit.
Cela permettrait au peuple congolais d’enfin pleurer ses morts, faire son deuil, pardonner ses bourreaux, dépasser sa souffrance et se projeter sereinement dans le futur.
Finalement, après vingt ans d’effusion de sang, de viols et de déplacements massifs de population, le peuple congolais attend désespérément l’application de la responsabilité de protéger les populations civiles lorsque leur gouvernement ne peut ou ne veut pas le faire. Il attend d’explorer le chemin d’une paix durable.
Cette paix passe par le principe d’élections libres, transparentes, crédibles et apaisées.
« Au travail, peuple congolais ! » Bâtissons un État où le gouvernement est au service de sa population. Un État de droit, émergent, capable d’entraîner un développement durable et harmonieux, non seulement en RDC mais dans toute l’Afrique. Bâtissons un État où toutes les actions politiques, économiques et sociales sont centrées sur l’humain et où la dignité des citoyens est restaurée.
Vos Majestés, Distingués membres du Comité Nobel, Mesdames et Messieurs, Amis de la paix,
Le défi est clair. Il est à notre portée.
Pour les Sarah, pour les femmes, les hommes et les enfants du Congo, je vous lance un appel urgent de ne pas seulement nous remettre le Prix Nobel de la Paix mais de vous mettre debout et de dire ensemble et à haute voix : « La violence en RDC, c’est assez ! Trop c’est trop ! La paix maintenant ! »
Je vous remercie.
Denis Mukwege