Discours du Dr. Mukwege, docteur Honoris Causa de l’Université Morehouse College

Lundi 25 septembre 2023, le Dr. Denis Mukwege s’est vu décerner un doctorat Honoris Causa de l’université Morhouse College, une institituion prestigieuse et chargée d’Histoire qui symbolise la lutte des africains-américains pour le respect des droits civiques aux États-Unis.

À cette occasion, il a prononcé le discours suivant lors du Crown Forum de Morehouse College :

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”Mesdames et Messieurs du “Crown Forum” du Collège Morehouse,

C’est avec humilité que je reçois le diplôme honorifique de l’illustre Collège Morehouse et suis très reconnaissant de pouvoir m’adresser à cette prestigieuse tribune à l’occasion du Crown Forum où il m’a été demandé de m’exprimer sur un sujet critique et urgent : “the challenges of the Congo”.

Pour appréhender les complexités de nos luttes actuelles et tracer un chemin vers l’avenir, voyageons un instant dans le passé marqué par le sceau de l’esclavagisme.

À la fin du XIXe siècle, les puissances occidentales étaient en train de redéfinir leurs relations avec le continent africain et ses habitants. Des lois ont été promulguées pour abolir ou restreindre le commerce transatlantique des esclaves. Ici aux États-Unis, l’esclavage a été aboli avec la ratification du 13e amendement de la Constitution. Cependant, à mesure que l’esclavage déclinait, le colonialisme s’étendait. En 1885, les négociations entre les puissances européennes lors de la Conférence de Berlin ont abouti au partage de l’Afrique et ont consacré le Roi Léopold II de Belgique comme le propriétaire du soi-disant “État indépendant du Congo”.

Alors que l’Occident connaissait une révolution industrielle qui apportait progrès et confort aux uns, le cœur de l’Afrique souffrait de l’esclavage et du travail forcé, pour satisfaire les besoins des puissances coloniales en ressources naturelles tel que le caoutchouc. Cette exploitation impitoyable a exposé les Congolais à la discrimination, aux abus et à la violence institutionnalisée, qui a été exacerbée lors des deux guerres mondiales, où les ressources naturelles du Congo, comme le cuivre et l’uranium, ont joué des rôles stratégiques de premier plan.

Pendant cette même période, de l’autre côté de l’océan atlantique, les États-Unis connaissaient une lutte primordiale pour la justice et les droits civils. Même si l’esclavage avait officiellement pris fin, la vie des personnes noires restait largement menacée, et était jalonnée par des lynchages quotidiens et la mise en oeuvre de législations ségrégationnistes dites lois Jim Crow.

Des visionnaires tels que le Dr Martin Luther King Jr. étaient à la pointe de cette lutte, plaidant pour l’égalité raciale et la justice pour tous. Malgré l’éloignement géographique, les luttes au Congo et aux États-Unis partageaient des similitudes profondes : les deux mouvements cherchaient en effet à démanteler des injustices et des inégalités systémiques.

Alors que les Nations africaines déclaraient les unes après les autres leurs indépendances vis-à-vis des puissances coloniales, un sentiment d’espoir et de changement prenait une ampleur inédite. Cependant, dans le cas du Congo, la vision d’une nation pacifique, indépendante et souveraine de Patrice Lumumba fut tragiquement éphémère. Onze jours après la déclaration de l’indépendance, une nouvelle guerre de sécession internationalisée commença en raison de la crainte de la perte du contrôle sur les ressources minières. .

Mesdames, Messieurs

Il est bien connu que le Congo occupe une place cruciale dans la géopolitique. Dans son œuvre phare, “The Challenge of the Congo”, le leader ghanéen Kwame Nkrumah souligne avec perspicacité que “le Congo n’est pas simplement une lutte du peuple congolais contre le colonialisme belge ; il représente plutôt une lutte plus large de tous les peuples africains contre la domination occidentale.” Les implications de ce constat sont profondes : si le Congo devait atteindre l’indépendance et la prospérité, les puissances occidentales perdraient non seulement l’accès aux richesses du sous-sol congolais, mais elles perdraient également leur mainmise sur tout le continent. 56 ans après que le Président Nkrumah ait écrit ces mots, sa pensée demeure très pertinente.

Alors que je me tiens devant vous aujourd’hui, 63 ans après l’indépendance du Congo, je ne peux vous relater une histoire de prospérité, de développement ou de paix. Au lieu de cela, je suis le témoin de la prédation, de la tragédie et de l’injustice de la guerre qui persiste dans l’est de la République Démocratique du Congo (RDC).

La région orientale du Congo, où se trouve une grande majorité des réserves mondiales en étain, tungstène, tantale et or est devenue un champ de bataille. La demande de ces minéraux stratégiques a considérablement augmenté à la fin du XXe siècle, avec la diffusion généralisée de l’électronique moderne, telle que les smartphones, les ordinateurs portables et les voitures électriques. La lutte pour le contrôle des mines dans l’est a ainsi alimenté des conflits armés internationaux et/ou internationalisés, causant la mort de millions de Congolais, de millions de femmes violées et de personnes déplacées.

Il s’agit du conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale. Aucune famille n’a été épargnée par la barbarie humaine ayant plongé la population dans un profond traumatisme.

En tant que médecin exerçant ma profession dans ce contexte de guerre, j’ai rapidement été le témoin des horreurs infligées aux femmes de ma communauté. La violence sexuelle est devenue une arme de guerre utilisée avec une redoutable efficacité pour terroriser les populations autochtones et contrôler les zones riches en minerais.

Confronté à la commission de ces atrocités qui défient l’imagination, nous avons fondé en 1999 l’Hôpital de Panzi à Bukavu, un lieu de prise en charge et de refuge pour les survivantes de violences sexuelles liées au conflit. Dix ans plus tard, la Fondation Panzi a été créée. Ensemble, l’Hôpital de Panzi et la Fondation ont depuis traité plus de 80 000 survivantes, en leur fournissant des soins holistiques. De la prise en charge médicale et psychosociale à l’assistance juridique et socio-économique, nous cherchons à fournir les outils et les ressources nécessaires pour que les victimes se transforment en survivantes et en actrices du changement. Malheureusement, malgré le temps qui passe, nos services continuent d’être sollicités de manière croissante, nous rappelant chaque jour que les horreurs inhérentes au conflit continuent jusqu’à ce jour.

Dès le début de la guerre, les cas de viol étaient souvent marqués par une violence extrême. Cette violence pouvait entraîner une complication médicale connue sous le nom de fistule. Une fistule est une communication anormale entre la vessie et le vagin ou entre le rectum et le vagin. Depuis 1999, nous avons traité près de 9.000 cas de fistules à Panzi à travers des interventions chirurgicales.

Le premier traitement réussi d’une fistule est souvent attribué à James Marion Sims, un médecin américain blanc parfois appelé le “père de la gynécologie moderne”. Sims exerçait la médecine en Alabama au milieu du XIXe siècle et a réalisé de nombreuses interventions chirurgicales expérimentales sur des femmes esclaves atteintes de fistules. Ces expériences ont eu lieu en dehors d’un cadre hospitalier, et de manière choquante, aucune anesthésie n’était administrée pendant ces opérations.

Mesdames, Messieurs,

Je suis reconnaissant de pouvoir utiliser les compétences médicales transmises par mes prédécesseurs pour réparer les corps des femmes de mon pays. Cependant, je ne peux ignorer l’exploitation des corps des femmes sur lesquels le Dr Sims a opéré. Et aujourd’hui, je ne peux qu’être profondément accablé par le fait que, malgré deux siècles de distance, le corps de la femme continue d’être torturé. Bien que l’utilisation du viol comme arme de guerre ne se produise pas sur une table chirurgicale, son intention et la douleur infligée ne sont pas moins graves.

C’est inacceptable, mais la guerre dans l’est de la RDC et ses conséquences dramatiques pour les femmes ne sont que le symptôme d’un problème plus vaste. Pendant près de 150 ans, le Congo a été la cible d’une exploitation qui dépasse l’entendement. De nombreux intérêts étrangers bénéficient de l’instabilité et du chaos, comme en témoigne l’agression récente soutenue par des régimes voisins, tels que ceux de Kigali et de Kampala. Les leaders de ces pays exploitent cette économie de guerre et le commerce des “minérais de sang” depuis des décennies. Des politiciens et des autorités cupides collaborent avec des rebelles et des seigneurs de guerre, tous animés par le désir de s’approprier une part du gâteau, une part de cette bijouterie à ciel ouvert.

Aujourd’hui, en ce moment même, mon pays est pillé avec la complicité des dirigeants congolais et des multinationales en toute impunité dans l’indifférence de la communauté internationale.

Ainsi, nous faisons le constat amer que malgré l’abolition de l’escalavage et l’ère des indépendances, le peuple congolais, à l’instar d’autres communautés noires à travers le monde, fait toujours l’objet d’une forme camouflée d’esclavage et d’exploitation brutale qui nous maintiennent dans des conditions infra-humaines.

Le temps est venu de reconnaître les causes profondes qui alimentent les cycles de violence à l’est du Congo. Le chemin de la paix durable est possible.

Nous devons d’abord reconnaître le rôle des acteurs nationaux et internationaux dans la perpétuation de ce conflit.

Nous devons reconnaître le lien entre les violations graves des droits humains et l’exploitation illégale et le commerce illicite des minéraux stratégiques et des ressources naturelles.

Nous devons mettre fin à la culture de l’impunité qui permet aux auteurs de violences sexuelles et d’autres crimes d’échapper à la justice.

Ainsi, nous exhortons les États-Unis à sanctionner les individus, tant nationaux qu’étrangers, responsables de la déstabilisation de la région des Grands Lacs et de la mise en péril de la démocratie en RDC.

De plus, pour enrayer les cycles de la violence armée, nous plaidons en faveur d’un commerce des minérais transparent, exempt de conflits, du travail des enfants, de l’exploitation sexuelle et des dégâts environnementaux. À mesure que l’Occident se tourne vers une économie verte pour faire face au changement climatique, nous devons impérativement établir des chaînes d’approvisionnement propres qui garantissent la transparence de l’extraction à la vente des produits finaux dans le monde entier, y compris ici aux États-Unis.

En outre, nous soutenons également aux côtés des victimes et des survivants la création d’un tribunal similaire à Nuremberg pour le Congo. Nous plaidons aussi pour l’adoption et la mise en œuvre d’une stratégie holistique de justice transitionnelle, car il n’y aura pas de paix durable sans la justice, la vérité et des réparations. Il est temps d’établir les liens étroits entre la prévention des conflits, la justice transitionnelle, l’État de droit et la consolidation de la paix.

Enfin, nous exhortons vivement les partenaires clés de la RDC, y compris les États-Unis, à défendre leurs valeurs fondamentales dans leurs relations extérieures et à œuvrer pour un véritable changement démocratique lors des élections générales prévues en décembre de cette année. L’environnement préélectoral est tendu en raison de préoccupations concernant l’indépendance de la Commission électorale et de la Cour constitutionnelle, les importantes restrictions de l’espace démocratique et des tentatives d’exclusion des leaders de l’opposition de la course à la présidentielle.

Face à ces signaux alarmants, il est impératif d’exercer une pression en faveur d’une alternance démocratique véritable et de surveiller étroitement le processus électoral. Nous devons nous assurer que les résultats des élections reflètent véritablement la volonté du peuple congolais pour éviter une farce électorale et rompre avec les crises de légitimité récurrentes qui ont enclenché des cycles de violence et d’instabilité politique et sécuritaire depuis des décennies.

Mesdames, Messieurs,

Le défi du Congo est le défi de chacun de nous. C’est un défi pour l’égalité entre les sexes, les classes et les Nations. C’est le défi pour une économie mondiale équitable et non destructrice. Car chacun de nous détient une partie du Congo dans son téléphone, dans son ordinateur, et dans la batterie de sa voiture.

Alors que mon temps avec vous touche à sa fin, je me souviens que nous sommes ici au Morehouse College, une université historiquement noire. Le Morehouse College a longtemps été un phare d’excellence, non seulement en matière académique, mais aussi en favorisant une culture de leadership responsable et de masculinité positive.

Aujourd’hui, nous comptons sur vos voix pour promouvoir un changement positif, tant aux États-Unis que dans le monde entier. Il est temps d’éradiquer l’humanisme sélectif et les doubles standards qui sapent la confiance dans les institutions internationales et le multilatéralisme.

De plus, nous vous exhortons à encourager vos dirigeants à privilégier la dignité humaine plutôt que les intérêts économiques et financiers, en alignant la géopolitique sur les valeurs fondamentales gravées dans le marbre des monuments et mémoriaux de cette Nation.

Pour embrasser vraiment la liberté et la justice, nous devons aussi défendre l’égalité des sexes et les droits des femmes. Il est essentiel de reconnaître que l’autonomisation des femmes et la promotion de la masculinité positive sont fondamentales pour parvenir à une société juste et équitable.

Aux mots du Dr Martin Luther King Jr. : “Personne n’est libre tant que tout le monde n’est pas libre.” Nos destins sont interconnectés, et les quêtes de justice au Congo et aux États-Unis sont profondément liées. Avec vous, je partage des ancêtres, des liens et des barrières systémiques qui persistent dans nos sociétés.

Ensemble, indignons-nous et résistons contre l’injustice et les inégalités.
Ensemble, luttons contre la prédation des ressources naturelles de l’Est du Congo.
Ensemble, luttons contre l’escalavage camouflé du peuple congolais pour la libération de notre humanité.

Je vous remercie.”

Denis Mukwege
Prix Nobel de la Paix 2018

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