Mesdames et messieurs,
Je remercie l'ONG Inter Développement et Solidarité d'avoir organisé cet événement en partenariat avec l'Université de Strasbourg, la Ville de Strasbourg, la Communauté européenne d'Alsace et le Conseil régional du Grand Est.
Les discours d'ouverture de trois éminents professeurs plantent le décor du sujet qui nous réunit : "Justice, paix et droits de l'homme aujourd'hui - est-ce possible? Merci pour vos riches contributions.
Permettez-moi de commencer mon discours par un aperçu global de l'état du monde, avant de me concentrer sur la situation en République démocratique du Congo (RDC).
Le monde d'aujourd'hui est à la croisée des chemins : le système des Nations unies mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale s'est essoufflé et une nouvelle gouvernance mondiale capable de relever les grands défis auxquels l'humanité et la planète sont confrontées tarde à voir le jour.
En effet, la création du système des Nations unies en 1945 visait à tourner l'une des pages les plus sombres de l'histoire de l'humanité avec le mantra : "Plus jamais ça". À cette fin, la communauté des États a convenu de créer un monde fondé sur le respect de la liberté et de la dignité humaine, comme le proclament la Déclaration universelle des droits de l'homme et les Conventions de Genève.
Un monde fondé sur les relations amicales entre les États, le multilatéralisme et le principe de l'interdiction du recours à la force, qui sous-tend le système de sécurité collective inscrit dans la Charte des Nations unies. Un monde fondé sur la justice pénale internationale, dont la genèse a commencé à Nuremberg et à Tokyo, et qui trouve aujourd'hui sa forme la plus achevée dans la Cour pénale internationale.
Pendant la guerre froide, la logique des rivalités et la montée du monde bipolaire ont mis en veilleuse ces ambitions, avant que la chute du mur de Berlin en 1989 n'annonce un nouvel ordre mondial multipolaire, plus pacifique. Un nouvel essor du multilatéralisme et une plus grande coopération pour trouver des solutions aux problèmes qui ne peuvent être résolus au niveau national se dessinent dans les relations internationales. Il s'agit notamment de la lutte contre la pauvreté, du changement climatique et de la protection de l'environnement, de la gestion des migrations, du terrorisme et des nouvelles formes de conflits, ainsi que de l'émergence de l'intelligence artificielle.
Alors que l'interdépendance entre les peuples n'a jamais été aussi forte, la tentation du repli sur soi et la résurgence inquiétante des nationalismes et des populismes ont refait surface depuis le 11 septembre 2001, et les nouveaux rapports de force et clivages géopolitiques plongent l'humanité dans la déstabilisation et l'incertitude, mettant à l'épreuve le système multilatéral et sa capacité à prévenir les tensions et à résoudre les conflits.
En effet, le Conseil de sécurité semble incapable de remplir sa mission première de maintien de la paix et de la sécurité internationales, comme l'illustre l'agression de l'Ukraine par un État membre permanent disposant d'un droit de veto au sein du Conseil.
Alors que le système des Nations Unies devrait être régi par la règle du droit international basée sur le respect du principe de responsabilité, la loi du plus fort s'impose dans un nombre croissant de situations : Les chefs d'Etat et de gouvernement bafouent de plus en plus ouvertement les principes fondamentaux du droit international, violant la Charte des Nations Unies, bafouant les conventions internationales sur les droits de l'homme et le droit humanitaire international, ignorant les arrêts de la Cour Internationale de Justice, envahissant d'autres pays ou prenant en otage leur propre population sans avoir à rendre des comptes face à la paralysie d'un système de sécurité collective devenu inopérant.
De plus, l'application d'un double standard dans les relations internationales a conduit à des frustrations profondes qui ont souvent alimenté la violence. Ce principe est étroitement lié à l'utilisation du droit de veto par les membres permanents du Conseil de sécurité, qui sont également tous des puissances nucléaires, mais qui nient leur responsabilité de protéger les peuples en danger lorsque leurs intérêts géostratégiques et économiques sont en jeu.
Ces deux poids deux mesures ont profondément érodé la crédibilité des institutions internationales et régionales chargées de maintenir la paix et la sécurité et de protéger les droits de l'homme universels.
Enfin, la démocratie et l'État de droit sont en net recul dans le monde entier. Les idées extrémistes se banalisent dans la société et dans le discours politique de nombreux pays, même démocratiques. Les inégalités au sein des pays et entre eux se creusent. Aucune nation n'est épargnée par cette tendance inquiétante à la régression des droits de l'homme. Comme dans chaque période de crise ou d'instabilité, ce sont les femmes qui paient le plus lourd tribut.
C'est dans ce contexte qu'un nombre croissant de voix, en particulier dans les pays du Sud, appellent à une réforme des Nations unies.
L'efficacité de cette institution intergouvernementale créée par les Etats dépend de la volonté politique de ses Etats membres, qui fait aujourd'hui largement défaut pour garantir la sécurité collective et assurer la responsabilité de la protection des droits de l'homme et des populations civiles. Cet impératif de réforme, voire de rénovation du système international, a été au cœur des débats de la 79e Assemblée générale des Nations unies, qui s'est tenue à New York le mois dernier.
À l'occasion du "Sommet pour l'avenir", le secrétaire général Antonio Guterres a affirmé que "nous ne pouvons pas façonner l'avenir de nos petits-enfants avec un système conçu pour nos grands-parents", exhortant les dirigeants mondiaux à relancer et à renforcer la collaboration multilatérale afin de mieux faire face aux menaces et aux défis existentiels du XXIe siècle.
Lors du sommet, un pacte pour l'avenir a été adopté afin de réformer et de renforcer le système multilatéral, en se concentrant sur cinq priorités : le développement durable et le financement du développement ; la paix et la sécurité internationales ; la science, la technologie, l'innovation et la coopération numérique ; la jeunesse et les générations futures ; et la transformation de la gouvernance mondiale.
Deux autres documents ont été adoptés lors du sommet : un pacte numérique mondial, qui constitue le premier accord universel sur l'intelligence artificielle et vise également à réduire la fracture numérique, et une déclaration sur les générations futures, qui exhorte les dirigeants à exercer un leadership axé sur le long terme et impliquant la participation des jeunes à toutes les décisions qui les concernent.
Ces pactes et cette déclaration se veulent le point de départ de réformes visant à restaurer la confiance dans les institutions, ce qui implique de réformer le Conseil de sécurité et les institutions financières internationales, et de veiller à ce que le système multilatéral revitalisé reflète mieux les enjeux mondiaux de notre époque, notamment en favorisant une meilleure représentation des pays en développement et en mettant fin à la marginalisation de l'Afrique au sein des organes de décision internationaux.
Les questions transversales qui ont animé les débats ayant conduit à l'adoption de ces trois textes à l'Assemblée générale des Nations unies sont intimement liées à celles de la conférence qui nous réunit aujourd'hui : la justice, les droits de l'homme et la paix.
S'il est difficile d'affirmer qu'ils sont réalisables aujourd'hui, force est de constater que ces développements représentent déjà un pas en avant, car pour s'attaquer à un problème, il faut d'abord le reconnaître. Le fait que ces débats autour des réformes indispensables à une nouvelle gouvernance mondiale capable de relever les défis de l'avenir de l'humanité animent la réflexion des dirigeants du monde est de bon augure pour la possibilité d'un nouveau départ.
Même s'il est évident que cet impératif de réforme se heurtera à des résistances, car les détenteurs du pouvoir sont souvent réticents au changement.
Il s'agira également de mieux encadrer les acteurs privés, le monde des affaires et les lobbies, dont l'influence sur le monde politique ne cesse de croître. Il suffit de voir l'influence de ces lobbies à Bruxelles ou à Washington pour comprendre leur capacité à faire pression sur les décideurs politiques.
Pour aller dans la bonne direction, nous avons besoin d'un véritable leadership mondial axé sur les besoins des générations actuelles et futures, et d'une volonté politique plus forte pour traduire les paroles en actes, les engagements en obligations et les résolutions en résultats !
Mesdames et messieurs,
Au cœur de cette mondialisation sauvage, de cette géopolitique cynique et de cette ère d'impunité se trouve la RDC, un pays ravagé par plus d'un quart de siècle de guerres d'agression chroniques pour de basses raisons économiques.
En effet, le système économique mondialisé repose en grande partie sur les ressources minières et les richesses naturelles dont regorge la RDC. Ces matières premières stratégiques sont indispensables à la croissance économique des grandes puissances et génèrent des profits colossaux pour des entreprises peu soucieuses de l'origine de ces minerais.
L'instabilité politique et sécuritaire dont souffre le peuple congolais depuis 30 ans est entretenue par des guerres par procuration où les pays voisins, détenteurs d'un véritable permis de tuer de la part des grandes puissances, sont utilisés pour déstabiliser et piller l'Est du Congo afin de satisfaire à moindre coût les besoins miniers des multinationales et du marché mondial, tout en laissant la population congolaise et nos communautés blessées et traumatisées dans un état de pauvreté inacceptable.
De nombreux intérêts sont donc en jeu pour mettre la main sur les ressources naturelles et les minerais stratégiques du Congo, et de nombreux Etats et acteurs privés ont intérêt à maintenir l'instabilité et le chaos organisé pour piller le pays.
La énième agression de l'armée rwandaise depuis la résurgence du M23 en novembre 2021, en violation flagrante du droit international et de la Charte des Nations Unies, s'inscrit dans cette même démarche.
La représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies en RDC, Mme Bintou Keita, a indiqué dans un discours prononcé devant le Conseil de sécurité le 30 septembre que : "Au Nord-Kivu, la consolidation du contrôle administratif du M23 sur les territoires de Masisi et de Rutshuru lui a permis d'établir un contrôle total sur la production de coltan". Elle ajoute : "Le commerce dans la région de Rubaya, qui fournirait plus de 15% de la production mondiale de tantale, rapporte au groupe armé environ 300 000 dollars par mois".
En effet, de nombreux rapports de l'ONU et de la société civile ont documenté que le contrôle des matières premières stratégiques, dont une grande partie des réserves mondiales se trouve dans l'est du Congo, est intimement lié aux guerres récidivistes d'agression et d'occupation menées par les régimes de Kampala et de Kigali depuis les années 90 sous couvert de divers mouvements pseudo-rebelles (AFDL, RCD-Goma, CNDP, M23), avec des conséquences dramatiques pour la société congolaise : plus de 6 millions de morts, plus de 7 millions de déplacés et un nombre incalculable de femmes violées.
Il s'agit du conflit le plus meurtrier depuis laSeconde Guerre mondiale et de l'une des pires crises humanitaires des temps modernes. Pourtant, il est largement ignoré en raison du manque d'attention des médias, de volonté politique et de financement pour répondre à la catastrophe humanitaire.
Cette indignation sélective a poussé le directeur général de l'Organisation mondiale de la santé, le Dr Tetros Adhanom Ghebreyesus, à s'étonner du deux poids deux mesures qu'il rencontre dans les différents foyers de crise à travers le monde, en déclarant : "Je ne sais pas si le monde accorde vraiment la même attention aux vies noires et blanches" : "Je ne sais pas si le monde accorde vraiment la même attention aux vies noires et blanches". Poser la question, c'est y répondre.
Mesdames et messieurs,
Aujourd'hui, les pays économiquement avancés planifient la décarbonisation de leur économie afin d'enrayer la crise climatique. L'Union européenne a fixé à 2035 la date butoir pour le passage au "tout électrique" et l'Agence internationale de l'énergie (AIE) estime que la demande de minerais essentiels à la transition énergétique triplera d'ici 2030 et quadruplera d'ici 2040.
La pression sur la RDC, qui est la première source mondiale de cobalt, représentant les deux tiers de l'approvisionnement mondial en métal utilisé dans les batteries, augmentera donc et constituera un défi géostratégique majeur pour l'économie mondiale dans les décennies à venir.
Alors que plusieurs générations de Congolais ont déjà été sacrifiées pour la révolution de la communication et du numérique grâce au coltan, nous ne pouvons accepter sans réagir que les générations futures soient encore plus asservies et anéanties pour que le monde économiquement développé puisse avancer vers une transition énergétique dite "verte", mais en vérité "rouge" du sang des femmes et des enfants congolais !
Mesdames et messieurs,
Dans ce contexte, il est urgent que le monde politique et économique, ainsi que les citoyens-consommateurs, sortent de leur indifférence pour mettre fin au paradoxe de l'abondance et à la tragédie congolaise.
Comme l'a souligné le pape François lors de sa visite à Kinshasa en 2023, "après le colonialisme politique, un "colonialisme économique" tout aussi asservissant a été déclenché: "Après le colonialisme politique, un "colonialisme économique" tout aussi asservissant a été déclenché.En conséquence, ce pays largement pillé n'est pas en mesure de tirer suffisamment profit de ses immenses ressources : nous en sommes arrivés au paradoxe que les fruits de sa terre le rendent 'étranger' à ses habitants."
Il est grand temps de changer de cap et de transformer les minerais de conflit en minerais pour la paix et le développement. La dignité humaine et la justice sociale doivent être placées au centre des intérêts économiques et des efforts visant à construire une mondialisation saine et une paix durable en RDC.
Pourtant, dans le contexte de la mondialisation économique, où l'Occident ne domine plus le monde, la classe dirigeante congolaise, cupide et corrompue, déconnectée du peuple, vend les ressources naturelles et minérales du pays, principalement à la Chine, dont le poids économique et militaire lui permet d'opérer en Afrique comme une force néocoloniale qui, de plus, ne s'embarrasse pas des récits de "mission civilisatrice" ou de "promotion des droits de l'homme", qui ont été l'apanage du monde occidental pendant 150 ans.
Je voudrais attirer l'attention de l'auditoire sur le fait que l'Union européenne (UE), dont la valeur ajoutée repose sur les valeurs inscrites dans ses textes fondateurs, a signé un protocole d'accord avec le Rwanda en février 2024 pour promouvoir le développement de chaînes de valeur "durables" et "résilientes" pour les matières premières, alors que des sources concordantes rapportent que la guerre d'agression imposée par le Rwanda à la RDC trouve sa principale motivation dans le pillage et le recel international des matières stratégiques présentes sur le sol congolais.
Ce manque de cohérence de la Commission européenne avec le cadre normatif européen illustre une perte des valeurs fondamentales de l'UE dans ses relations avec le reste du monde, et un cynisme croissant dans les relations internationales qui conduit à sacrifier la dignité humaine à des intérêts économiques et géostratégiques.
Par ailleurs, la responsabilité des élites congolaises, qui confondent trop souvent leurs intérêts personnels avec le bien commun en bradant le pays et en érigeant un système de prédation généralisée, doit être abordée d'urgence si l'on veut mettre fin à la perpétuation du drame congolais et voir émerger à la tête du pays un leadership respecté qui pourra enfin nouer des partenariats gagnant-gagnant avec le reste du monde.
Ce nouveau paradigme ne sera possible que s'il existe une solidarité croissante entre les pays africains et une plus grande intégration de l'Union africaine.
Mesdames et messieurs,
Cette responsabilisation de la classe dirigeante de la RDC est également essentielle pour galvaniser la volonté politique nécessaire pour s'attaquer aux causes profondes de la violence, à savoir l'exploitation illicite et l'exportation illégale des ressources minières (1) et la culture de l'impunité (2), qui sont au cœur de nos efforts de plaidoyer.
1. Exploitation et commerce illégaux des ressources naturelles
Nous avons déjà mentionné que la guerre en RDC est essentiellement économique et s'apparente à une grande criminalité transnationale dont le Rwanda et l'Ouganda sont les principaux acteurs depuis 25 ans, avec la complicité des multinationales et de certains politiciens et militaires congolais cupides et corrompus.
Différents rapports ont établi que le pillage des ressources agricoles, forestières et minières présentes en grande quantité dans l'Est du Congo est l'une des causes profondes du conflit et de l'instabilité. La corrélation entre l'exploitation illégale et la prédation des ressources minérales et naturelles et les violations graves des droits de l'homme, y compris l'utilisation du viol et de la violence sexuelle comme arme de guerre, a été largement documentée, notamment dans le rapport Mapping de l'ONU.
Pour enrayer l'économie de guerre à l'origine des souffrances des communautés de l'est du pays, il faut mettre fin aux liens entre les groupes armés congolais et étrangers et les compagnies minières, aux réseaux de contrebande et de trafic et aux circuits d'approvisionnement transfrontaliers opaques.
Diverses initiatives ont été lancées pour assurer une traçabilité fiable et garantir que l'extraction des minerais n'est pas liée au travail des enfants, à l'exploitation sexuelle des femmes ou aux activités des groupes armés.
Il s'agit notamment du Guide de diligence raisonnable pour des chaînes d'approvisionnement responsables en minerais provenant de zones à haut risque et de zones de conflit de l'Organisation de coopération et de développement économiques, de la loi-cadre Dott Franck des États-Unis, du règlement de l'Union européenne et du mécanisme de certification de la Conférence internationale pour la région des Grands Lacs.
Ces initiatives sont un pas dans la bonne direction, mais elles ne sont pas suffisantes, car elles ne sont pas contraignantes pour tous les maillons de la chaîne, et la corruption à haut niveau entrave la réalisation des objectifs de ces initiatives. De plus, certains géants économiques ne sont pas concernés par ces normes, notamment la Chine, acteur clé du pillage des ressources de la RDC et pays réputé pour la transformation des produits qui inondent nos marchés.
Ainsi, les efforts visant à promouvoir la diligence raisonnable et à garantir la traçabilité n'ont jusqu'à présent pas permis d'empêcher l'exportation illégale de vastes quantités de minerais vers des pays voisins tels que le Rwanda et l'Ouganda.
A titre d'exemple, une étude de l'ONG Global Witness montre que "seuls 10% des minerais exportés par le Rwanda ont été extraits sur son territoire, les 90% restants ayant été introduits en contrebande depuis la RDC". De plus, selon l'Office des Mines du Rwanda, en 2023, ses revenus d'exportation de minerais ont augmenté de 43%, atteignant plus de 1,1 milliard de dollars.
Ces chiffres témoignent de la motivation profonde de la récente guerre d'agression menée par les Forces de défense rwandaises et le M23, qui, grâce à l'occupation de vastes zones du Nord-Kivu, y compris la région de Rubaya, riche en ressources minières, génère une forte augmentation des exportations de minerais de conflit en provenance du Rwanda.
Comme l'a souligné Mme Keita devant le Conseil de sécurité : "Le blanchiment criminel des ressources naturelles de la RDC exportées clandestinement hors du pays renforce les groupes armés, entretient l'exploitation des populations civiles, dont certaines sont réduites à un esclavage de fait, et compromet les efforts de rétablissement de la paix". Elle a souligné à juste titre que : "si des sanctions internationales ne sont pas imposées à ceux qui profitent de ce commerce criminel, la paix restera inaccessible et les civils continueront à souffrir".
Mesdames et messieurs,
Pour mettre fin à l'instabilité en RDC, il est donc impératif d'assurer une traçabilité complète depuis les sites d'extraction dans les mines de l'Est du Congo jusqu'au produit fini acheté par les consommateurs du monde entier.
En outre, des mécanismes contraignants de contrôle et de responsabilité doivent être mis en place aux niveaux national, régional et international afin de garantir la transparence de la chaîne d'approvisionnement et la responsabilité des risques sociaux et environnementaux.
Enfin, il faut aussi investir massivement dans la transformation des matières premières, afin de raccourcir le lien entre la mine et le lieu de transformation du minerai. Ainsi, le contrôle de la chaîne et de ses acteurs sera facilité, et le pays producteur pourra générer une réelle valeur ajoutée, permettant de partager les bénéfices en amont de la chaîne, et de faire bénéficier les communautés locales des dividendes des richesses du sous-sol national.
Aujourd'hui, nous devons éviter de répéter les erreurs de la révolution des nouvelles technologies de communication du passé, afin de garantir que la transition vers l'énergie verte soit juste, équitable, durable et sans conflit pour les communautés et les pays d'où sont extraits les minerais nécessaires pour enrayer la crise climatique.
Le chemin de la paix passe aussi par la justice.
2. L'impératif de justice
Face à l'échec patent de toutes les tentatives de solutions politiques et sécuritaires pour mettre fin à la violence armée, il convient de lutter contre la culture de l'impunité qui alimente la répétition des crimes de masse et constitue ainsi un obstacle sérieux à toute tentative de paix durable.
Chaque jour, des crimes qui défient l'imagination et devraient choquer profondément la conscience de l'humanité sont commis en RDC comme de simples faits divers, dans un climat d'indifférence qui contribue à la dévalorisation de la vie humaine et à la répétition d'atrocités de masse.
Tous les niveaux de responsabilité - individuelle et étatique - doivent être établis. La justice est la pièce manquante du puzzle en RDC, si l'on veut briser le cercle vicieux de la violence et de l'impunité. Nous ne pouvons pas continuer à fermer les yeux sur les atrocités commises en RDC depuis plus d'un quart de siècle ! Le moment est venu de mettre en évidence les liens étroits entre la prévention des conflits, la justice transitionnelle, la consolidation de l'État de droit et la construction de la paix.
C'est le sens de notre plaidoyer pour la mise en œuvre des recommandations du Rapport Mapping sur les violations les plus graves des droits de l'homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la RDC, publié il y a 14 ans par le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme.
Mesdames et messieurs,
Il ne peut y avoir de paix durable sans justice. Comme tous les peuples, les Congolais ont droit non seulement à la paix, qui est la condition indispensable à la jouissance de tous les droits de l'homme, mais aussi à la justice, à la vérité, aux réparations et aux réformes institutionnelles visant à garantir que les crimes les plus graves ne se répètent pas.
L'utilisation de tous les mécanismes de justice transitionnelle est la principale recommandation du rapport Mapping . Parmi les 617 crimes documentés par ce rapport, qui peuvent être qualifiés de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité, voire d'éléments constitutifs du crime de génocide, figurent non seulement des patients assassinés dans leur lit d'hôpital, mais aussi des femmes enterrées vivantes après avoir été violées et empalées, ou encore des croyants qui se sont réfugiés dans des églises et ont été brûlés à mort. Ces crimes les plus graves sont imprescriptibles et ne doivent pas tomber dans l'oubli ou l'impunité !
Face à l'ampleur des crimes qui ravagent notre pays depuis des décennies, la justice congolaise, trop souvent minée par la corruption, les ingérences politiques et le manque d'indépendance, n'a pas les moyens de relever les défis de l'impunité. De plus, la dimension internationale de ces conflits appelle une réponse internationale de la part de la justice.
C'est dans ce contexte que la Fondation Panzi a publié en 2021 une note de plaidoyer appelant à l'adoption d'une stratégie nationale holistique de justice transitionnelle en RDC. Cette stratégie devrait combiner des mécanismes judiciaires et non judiciaires, qui sont complémentaires.
Afin de briser le cycle de la violence et de l'impunité, les poursuites doivent être au premier plan des mesures de justice transitionnelle. C'est une condition préalable à la réconciliation et au rétablissement de la paix.
Bien que le président Félix Tshisekedi ait promis en 2020 d'inscrire la justice transitionnelle à l'ordre du jour du gouvernement, seul un mécanisme non judiciaire, le Fonds national de réparation (FONAREV), a été mis en place mais n'est pas encore opérationnel et efficace, ce qui suscite une grande déception parmi les victimes.
De plus, malgré le lancement d'une consultation populaire sur la justice transitionnelle sous l'impulsion du Ministre des droits humains en 2022 et la mise en place d'un Comité scientifique chargé d'élaborer le projet de politique nationale de justice transitionnelle en RDC, cette politique n'a toujours pas été adoptée à ce jour et nous déplorons que le programme d'action du gouvernement pour 2024-2028 ne contienne qu'une mention cosmétique de la justice transitionnelle.
Ce constat amer montre qu'il n'y a pas de réelle volonté politique de la part du régime actuel de faire avancer la justice transitionnelle en RDC, ce qui est fort regrettable mais peu surprenant étant donné que les criminels de guerre ont troqué leurs uniformes pour occuper des postes au sein des institutions et du gouvernement.
Mesdames et messieurs,
Les Congolais ont aussi droit à leur propre Nuremberg. C'est pourquoi, aux côtés des victimes et des survivants, nous demandons la création d'un Tribunal pénal international pour le Congo et/ou de chambres mixtes spécialisées.
En outre, nous insistons sur la nécessité urgente de réformer le secteur de la sécurité et de mettre en place une procédure de contrôle des forces de sécurité et de défense, ainsi que des services de renseignement.
Après des décennies de déni, de manipulation et de mensonges, la recherche de la vérité est essentielle pour établir la responsabilité des acteurs étatiques et non étatiques, prévenir la répétition des atrocités, jeter les bases d'une société sans traumatisme et promouvoir la réconciliation au sein de la société congolaise et entre les pays de la région des Grands Lacs.
Par ailleurs, compte tenu du temps nécessaire à la mise en place des juridictions pénales internationales et/ou hybrides à établir, nous exhortons la communauté internationale et les autorités congolaises à faciliter au plus vite le déploiement d'une équipe d'enquêteurs intégrée au Bureau Conjoint des Nations Unies pour les Droits de l'Homme, incluant des experts en anthropologie médico-légale, pour procéder à l'exhumation des nombreux charniers afin de préserver et de recueillir les preuves d'actes susceptibles de constituer des crimes internationaux perpétrés en RDC.
Ce processus d'exhumation, qui est un préalable à la poursuite et au jugement des auteurs et de leurs commanditaires dans le cadre de la stratégie de justice transitionnelle à mettre en œuvre en RDC, permettra aux défunts d'être enterrés dignement et aux familles de faire leur deuil.
Mesdames et messieurs,
Pour pallier le manque d'initiatives et d'actions de la part du gouvernement, les efforts de la société civile se poursuivent et nous saluons la publication en juillet 2024 du rapport documentaire sur les cas de crimes graves commis dans la province du Sud-Kivu de 1994 à 2024. Ce projet de recherche et de cartographie, réalisé avec le soutien de TRIAL International en collaboration avec l'Initiative Congolaise pour la Justice et la Paix (ICJP), vise à identifier les violations graves des droits de l'homme qui pourraient constituer des crimes internationaux.
Il complète et actualise également le travail de cartographie réalisé dans le cadre du projet UN Mapping - qui ne couvrait que la période 1993-2003 - et doit servir de modèle aux acteurs de la société civile dans d'autres provinces de la RDC.
Nous demandons donc que cette initiative de cartographie soit reproduite dans tout le pays, afin de faire ressortir, à partir de la base, l'impératif pour les autorités nationales de déployer la volonté politique de mettre en œuvre les différents mécanismes de la justice transitionnelle.
Il s'agit d'une condition préalable pour empêcher la répétition des atrocités passées et présentes, guérir notre société malade, établir l'État de droit et élever nos enfants dans une culture des droits de l'homme et de la paix.
Nous appelons également la Cour pénale internationale à poursuivre ses enquêtes et ses poursuites en RDC pour les actes commis après le1er juillet 2002, date d'entrée en vigueur du Statut de Rome, et nous encourageons les Etats européens à utiliser le principe de "compétence universelle" pour enquêter et poursuivre les crimes graves commis en RDC, notamment ceux énumérés dans le rapport Mapping. Il est temps que la France cesse de faire défiler les criminels sur les tapis rouges de Paris, et qu'ils soient confrontés à une ligne rouge, celle de la loi.
Mesdames et messieurs,
Comme nous l'avons vu, des solutions existent et la paix et la justice sont possibles au cœur de l'Afrique. Mais tant que la volonté politique manquera pour assurer une bonne gestion des minerais basée sur le développement local durable et le bien-être des populations, et pour mettre en avant la valeur ajoutée de la justice transitionnelle, une soi-disant élite politico-militaire corrompue agissant de connivence avec des pays voisins déstabilisateurs soutenus par certaines puissances et multinationales continuera à s'enrichir, et l'écrasante majorité de notre population continuera à croupir dans la souffrance et la pauvreté.
Je voudrais également alerter le monde occidental, l'Union européenne et la France sur les conséquences d'une indignation sélective et d'un humanisme à géométrie variable : alors que l'Afrique est souvent présentée comme le continent de l'avenir, le déni de justice et de démocratie conduit une nouvelle génération d'Africains à rejeter de plus en plus les pays européens, et cette frustration latente risque de devenir patente si nous ne créons pas un environnement propice au développement et à la paix.
Il est urgent de changer de cap ! Comme tous les peuples, la nation congolaise a le droit de contrôler ses ressources et de vivre en paix, à l'abri des ingérences étrangères.
Le droit international et la justice doivent s'appliquer partout de la même manière. Tous les niveaux de responsabilité - national, régional et international - doivent être établis, et le Rwanda et l'Ouganda doivent répondre de leurs actes d'agression répétés et de leur rôle de premier plan dans le pillage des ressources naturelles et minérales et la commission des crimes les plus graves en RDC.
Ce n'est qu'à cette condition que les pays de la région des Grands Lacs pourront se réconcilier et coexister pacifiquement, et que la RDC pourra honorer dignement ses morts, panser ses plaies et construire une nation libérée de l'exploitation, de la souffrance, de l'humiliation et de l'injustice pour les générations futures.
Nous appelons à une mobilisation générale, au niveau national, régional et international, en soutien aux populations martyres du Congo, afin d'avancer sur le chemin de la paix et de la justice.
Ensemble, citoyens et responsables politiques, organisations de la société civile et médias, construisons une paix durable et refusons toute atteinte à nos droits fondamentaux et tout glissement vers des régimes autoritaires et inégalitaires ; restons actifs et vigilants au quotidien pour construire des ponts, diffuser la vérité, œuvrer pour la solidarité dans un esprit de fraternité et de coopération ; et réaffirmons notre foi en la dignité humaine, l'égalité entre tous et la liberté pour tous.
Thank you very much.
Dr. Denis Mukwege
Université de Strasbourg - 19 octobre 2024