REMARQUES PRÉPARÉES POUR LA REMISE
Prononcées par le Dr Denis Mukwege lors de la cérémonie de remise des prix de la Fondation culturelle du Prix de la paix de Séoul
Dynasty Room, Hotel Shilla, Séoul


Président de la Fondation culturelle du prix de la paix de Séoul,
Membres du comité de sélection du prix de la paix de Séoul,
Distingués invités,
Mesdames et Messieurs,
Amis de la paix,

J'ai le plaisir d'être avec vous aujourd'hui en Corée. Je vous remercie de votre accueil chaleureux !

Au nom de mon personnel qui travaille chaque jour sans relâche, c'est avec humilité et honneur que j'accepte le prix de la paix de Séoul. À l'hôpital et à la fondation Panzi, nous traitons, guérissons et aidons à revitaliser la dignité de nos patients qui ont affronté le mal et y ont survécu. 

À toutes les survivantes de viols et de violences sexuelles dans le monde, je dédie ce prix en reconnaissance de leur humanité et de leurs souffrances, ainsi que de notre désir commun de paix. 

Je me dois également d'honorer et de reconnaître la résilience de celles que l'on appelle les femmes de réconfort. Elles ont souffert d'une douleur incommensurable, d'indignité, de violence et de stigmatisation sociale. En leur mémoire, et en mémoire de toutes les victimes de viols et de violences sexuelles, je me consacre à nouveau à la poursuite de la paix, à la recherche de la vérité et de la réconciliation, à la défense des droits de tous les peuples et à la guérison des survivants dans le monde entier. Nous formons une seule famille et une seule communauté. En votre honneur, j'accepte ce prix prestigieux avec humilité et espoir. 

Martin Luther King Jr. a déclaré que "chaque homme doit décider s'il marchera dans la lumière de l'altruisme créatif ou dans les ténèbres de l'égoïsme destructeur. Tel est le jugement.

Le Dr King nous a ensuite demandé : "La question la plus persistante et la plus urgente de la vie est la suivante : que faites-vous pour les autres ? 

Je fais mon devoir, comme nous devons tous le faire. Chacun d'entre nous, confronté à la souffrance d'un autre être humain, doit faire preuve de sollicitude et de compassion. Nous devons agir pour aider ceux qui sont dans le besoin. C'est ce que nous faisons chaque jour à Panzi. 

J'ai de l'espoir malgré le fait que, pendant trop longtemps, le recours au viol et à la violence sexuelle en temps de guerre - et en temps de paix - a été ignoré ou nié. Ce problème mondial affecte l'humanité dans son ensemble. Grâce au travail inlassable des membres de la communauté médicale, des défenseurs de la justice et des voix de la société civile dans le monde entier, la question du viol et de la violence sexuelle figure à l'ordre du jour de la communauté internationale. Mais il reste encore beaucoup à faire.

En exprimant votre solidarité avec les victimes de violences sexuelles dans les conflits, vous avez choisi de vous opposer à l'indifférence que subissent les survivants. Vous rejoignez ceux qui savent que la souffrance n'est pas un élément inévitable de la guerre. Vous réaffirmez qu'une paix et une sécurité durables ne peuvent être obtenues que lorsque les menaces qui pèsent sur les femmes sont considérées comme des menaces pour tous. 

Ce prix est un message aux survivants. Vous êtes appréciés et vous n'êtes pas oubliés. Vos cris et vos voix sont entendus. Ensemble, nous nous engageons à construire un monde plus sain, plus juste et plus pacifique. 

Amis de la paix, Mesdames et Messieurs, et survivants, 

J'ai aussi le cœur lourd. Nous sommes aujourd'hui le 6 octobre et je me dois de partager avec vous l'un des souvenirs les plus difficiles de ma vie. 

Cette date vit en moi, dans mon travail, mais aussi dans mon âme. Il y a vingt ans, en 1996, j'étais directeur médical de l'hôpital de Lemera - un village situé dans les belles collines de la province du Sud-Kivu, à l'est du Congo, près des frontières avec le Burundi et le Rwanda. 

Ce jour-là, un groupe armé a attaqué l'hôpital, tué 30 de mes patients - des malades et des blessés - et trois membres de mon personnel médical. 

J'ai miraculeusement survécu. 

Ce crime de guerre a été le premier massacre d'une longue série qui continue de ravager la région où je vis et travaille. 

Les responsables de cette grave violation du droit humanitaire international qui a marqué le début de la guerre en République démocratique du Congo (RDC) sont bien connus. Leurs crimes ont été documentés et répertoriés dans un rapport de l'Organisation des Nations unies (ONU). Aucun des auteurs n'a été poursuivi ou traduit en justice. 

Vingt ans après l'atrocité commise à Lemera, personne n'a jamais été tenu pour responsable. Ni les familles des victimes ni la communauté n'ont reçu la moindre réparation. Aucun mémorial n'a été construit sur le site de la fosse commune où les restes des victimes innocentes ont été enterrés sans nom. 

Il n'y a pas de reconnaissance officielle de ce qui s'est passé.

Aucun ouvrage académique ou historique n'enseigne à nos enfants à l'école le jour qui a changé le cours de l'histoire moderne dans la région des Grands Lacs. Pas de vérité. Pas de mémoire. Pas de réparation. Pas de justice pour les victimes. Pas de dignité pour les innocents. 

Trois ans après le massacre de 1996, mon objectif était de construire un hôpital où les femmes pourraient recevoir des soins de qualité afin de réduire la mortalité maternelle. Mais notre première patiente n'est pas venue pour accoucher. Elle avait été violée avec une extrême violence. C'était la première fois que nous étions témoins d'un acte aussi inhumain. Nous avons pensé qu'il s'agissait d'un cas isolé. Il est vite apparu que ce n'était que le début d'une catastrophe humanitaire d'une ampleur considérable qui nous poursuit encore aujourd'hui.

Les corps des femmes et des jeunes filles sont aujourd'hui les champs de bataille d'un conflit qui a tué et déplacé des millions de personnes. Le viol a été utilisé de manière généralisée et systématique comme arme de guerre, dans le cadre d'une stratégie politique et militaire délibérée. Nombre de ces atrocités ont été commises par des enfants soldats qui ont subi un lavage de cerveau de la part des seigneurs de la guerre et des forces armées nationales et étrangères dans le but de détruire des communautés. Nous ne devons cependant pas oublier que les enfants qui commettent des violences sexuelles sont souvent eux-mêmes des victimes. 

Dans ce climat d'impunité, de traumatisme et de discrimination sexuelle, les viols sont de plus en plus fréquents parmi les civils et se répandent dans la société. Le viol ne devrait jamais être normalisé ou accepté comme une conséquence d'un conflit.

Le viol est-il une question de désir sexuel incontrôlé ? Non. Le viol en tant qu'arme de guerre est une question de pouvoir. Il s'agit avant tout d'une stratégie visant à démoraliser, déstabiliser et déplacer des communautés entières. Il ne s'agit pas d'une violence accidentelle. Le viol en tant qu'arme de guerre est commis de manière systématique avec des objectifs spécifiques. Souvent en public et avec une violence brutale, il vise les civils.

Récemment, nous avons été confrontés à un aspect encore plus troublant et choquant de la violence et de la destruction : le viol d'enfants et de nourrissons. Les services de l'hôpital de Panzi sont de plus en plus remplis de jeunes visages innocents. 

Personne ne doit accepter ce qui est inacceptable. Les lignes rouges ne doivent pas être franchies sans que des mesures sérieuses soient prises et que des comptes soient rendus. La vie de nos enfants est importante. 

Amis de la paix,

Officiellement, la paix règne en RDC depuis 2002, mais la dure réalité dans l'est du Congo est faite de violence et de conflits permanents. 

Malgré les différents accords de paix, censés favoriser la transition démocratique sous la surveillance de la MONUSCO, la plus grande mission de maintien de la paix des Nations unies, nous ne vivons ni dans la guerre ni dans la paix. 

Nous vivons une nouvelle forme de conflit impliquant de nombreuses milices et groupes armés. Telles des entreprises criminelles, elles opèrent dans l'ombre, avec la complicité d'hommes d'affaires sans scrupules et de dirigeants corrompus. Ils exploitent notre terre et notre peuple pour leurs intérêts personnels. Cela se produit dans une économie largement militarisée et basée sur le commerce illégal des ressources minérales.

Nous devons rompre les liens existants entre les conflits armés et l'exploitation illégale des ressources naturelles. Souvent appelés "minerais de conflit" ou "minerais de sang". 

Ces ressources sont abondantes dans la région où je vis. Elles continuent d'alimenter nos téléphones portables, tablettes, ordinateurs portables et autres appareils électroniques. Cette industrie au Congo est en partie alimentée par l'esclavage moderne, de femmes et d'hommes, mais aussi d'enfants exploités qui travaillent dans des conditions inhumaines et sont victimes de toutes formes d'abus. 

La dignité humaine doit être au cœur de la gouvernance éthique et au centre de nos intérêts économiques et financiers communs. 

Dans un marché mondialisé, les consommateurs responsables doivent être conscients que même si nous ne sommes pas directement associés à ces activités illégales et à ces violations des droits de l'homme, nos achats peuvent contribuer et contribuent effectivement à ces types de crimes. 

Nous devons être conscients des liens entre nos téléphones portables et autres appareils et l'instabilité en RDC. Nous avons la responsabilité de plaider en faveur de la transparence dans les chaînes d'approvisionnement en amont et en aval de ces précieux minerais. Ce faisant, nous pourrons apporter la stabilité, la prospérité et la paix au peuple congolais.

Mesdames et Messieurs,

C'est dans ce contexte que nous luttons contre le viol en tant qu'arme de guerre. Chacun d'entre nous peut contribuer à la résolution de cette violence en tant que consommateur et défenseur responsable, en élevant la voix et en veillant à ce que les entreprises minières et les gouvernements respectent les meilleures pratiques. 

Depuis l'ouverture de l'hôpital Panzi en 1999, nous avons traité plus de 48 000 victimes de viols et de violences sexuelles, ainsi que 35 000 femmes et jeunes filles souffrant de lésions gynécologiques complexes.

Ces soins médicaux, qui comprennent la chirurgie gynécologique reconstructive, font partie d'un modèle de guérison holistique à quatre piliers grâce auquel nous nous efforçons d'aider les survivants, leurs familles et leurs communautés à guérir le corps, l'âme et l'esprit. 

À Panzi, les survivantes peuvent accéder à des soins médicaux, à des services psychosociaux et à une aide juridique. Elles peuvent également choisir de participer à des activités visant à acquérir un pouvoir socio-économique et à renforcer le leadership des femmes. Lorsqu'elles sont prêtes, Panzi les aide également à se réinsérer dans la communauté. Nous fournissons ces services pour aider les victimes à devenir des survivantes, à s'exprimer et à devenir des défenseurs de la paix et de la justice. 

La Fondation Panzi est également de plus en plus impliquée dans le travail de prévention. Nous ne pouvons pas continuer à réparer les dommages causés à nos femmes, à nos filles et à nos sœurs. Nous devons agir pour empêcher que la violence ne se produise. 

Nous devons également répondre à la nécessité de modifier les normes existantes en matière de genre. Il est temps de changer les mentalités, de lutter contre les pratiques néfastes et la discrimination patriarcale. C'est pourquoi nos projets s'attaquent à des problèmes structurels tels que l'inégalité entre les hommes et les femmes. Les hommes et les garçons doivent collaborer avec les femmes et les filles dans la lutte contre la violence sexuelle. En tant qu'hommes, nous devons promouvoir le leadership des femmes.

L'éducation est également essentielle pour lutter contre l'utilisation systématique de la violence sexuelle. Le droit à l'éducation ne peut continuer à être refusé aux femmes qui représentent la moitié de la population mondiale. 

Nous sommes convaincus qu'investir dans l'accès à l'éducation et aux soins de santé pour les femmes et les filles n'est pas seulement un moyen pour les gouvernements de remplir leurs obligations légales, mais aussi la manière la plus intelligente de soutenir le développement social et économique et la prospérité. 

Nous devons faire en sorte que les victimes de violences sexuelles obtiennent justice. Tant qu'il n'y aura pas d'obligation de rendre des comptes et que les auteurs de violences resteront totalement impunis, le cycle de la violence se poursuivra. Nous devons nous unir et montrer que nous ne tolérerons plus ce comportement. Lorsque nous ne permettrons plus qu'il perdure, la justice pour les femmes et pour nous tous sera à notre portée.

En l'absence d'un système judiciaire opérationnel capable et désireux de traiter les crimes les plus graves, y compris le viol et d'autres formes de crimes sexuels, nous appelons à la création d'un Tribunal international pour le Congo. Une telle institution représentera un pas en avant vers la fin de l'impunité et contribuera au processus de lutte contre les causes profondes de l'instabilité et de la violence.

Nous trouvons notre inspiration dans la détermination farouche des survivants qui deviennent des acteurs du changement social dans leurs communautés. Ils se battent pour leurs droits et pour la paix. Nous sommes fermement convaincus que les personnes qui ont subi des violences dans le cadre d'un conflit ont la capacité d'agir en tant qu'agents de la paix et de la sécurité. Elles doivent participer à toutes les étapes des processus de paix et méritent une place à la table des négociations dans les pourparlers de paix. 

Chers amis,

Nous n'abandonnerons jamais. Avec vous et d'autres militants du monde entier à nos côtés, nous pouvons mettre fin au viol en tant qu'arme de guerre. 

Pourquoi, alors que la communauté internationale a su tracer une ligne rouge pour l'utilisation des armes nucléaires, chimiques et biologiques, n'y a-t-il pas de ligne rouge pour le viol en tant qu'arme de guerre ? Il existe des précédents juridiques pour demander justice et obtenir des condamnations. 

Il est essentiel que la communauté internationale, le monde diplomatique, les donateurs et les mécanismes de la justice pénale internationale ne permettent pas que cette ligne rouge soit franchie encore et encore sans réagir. 

Il en va de la survie de notre humanité.

Si nous voulons cesser de voir couler le sang de nos sœurs et frères congolais, la communauté internationale doit agir d'urgence pour empêcher un nouveau cycle de violence et de répression, augmentant ainsi la perpétration de violences sexuelles. Des sanctions doivent être imposées pour décourager les violations constitutionnelles qui risquent de mettre en péril la démocratie. 

Amis de la paix,

Nous n'abandonnerons jamais car nous croyons qu'il est possible de mettre fin à la violence et de construire une paix durable dans la région des Grands Lacs. 

Nous sommes fermement convaincus qu'il n'y aura pas de paix ni de développement durable sans accès à tous les outils de la justice transitionnelle - poursuites judiciaires, mécanismes de vérité et de réintégration, vérification des antécédents et réparation. 

Votre pays a lui aussi compris les difficultés liées aux réparations. Les victimes de violences sexuelles en temps de guerre doivent être reconnues à leur juste valeur. La force des femmes qui continuent à réclamer justice en Corée est une source d'inspiration. Elles n'abandonnent pas. Et nous ne devons pas non plus baisser les bras. 

Nous sommes convaincus que la promotion et la jouissance des droits de l'homme pour tous, des droits économiques, sociaux, culturels, civils et politiques sont à la fois notre moyen et notre objectif pour consolider la voie vers une paix durable et la démocratie en Afrique et dans le monde. 

Enfin, mes chers amis et partenaires de la paix,

La RDC est au bord du précipice. Le mandat constitutionnel exige que l'actuel président se retire à la fin de son deuxième et dernier mandat en décembre. Le régime est actuellement en pleine dérive autoritaire. L'opposition au gouvernement, la société civile, les défenseurs des droits de l'homme, les journalistes et les mouvements de jeunesse sont tous persécutés. Ces groupes sont impatients d'assister et de soutenir la première transition démocratique de l'histoire du Congo. 

Mais il est fort à craindre que les personnes au pouvoir soient désireuses de le conserver. 

Dans ce climat de peur et de terreur, le message d'une société civile congolaise qui se renforce est simple et clair : il faut respecter les dispositions de la Constitution de 2006, fruit d'un référendum et d'un accord de paix négocié. 

Comme vous avez élevé la voix pour soutenir les victimes de violences sexuelles, je vous demande maintenant de vous tenir aux côtés de toutes les personnes innocentes qui s'engagent dans la défense et la promotion des droits de l'homme, de l'État de droit et de la paix. 

C'est un honneur pour moi d'être ici avec vous, 

Nous vous remercions de votre attention et de votre soutien,

Denis Mukwege, MD, PhD 

Crédit photo : Olivier Vanderveeren, Hôpital et fondations Panzi