5 mars 2024
Chers ambassadeurs,
Nous vous écrivons pour vous faire part de notre profonde préoccupation face à la détérioration de la situation sécuritaire et à l'escalade de la violence armée et son impact désastreux sur la protection des civils et la situation humanitaire dans l'Est de la République Démocratique du Congo (RDC) depuis la résurgence en novembre 2021 du groupe armé M23, dont le soutien direct et indirect par l'armée rwandaise est documenté par le Groupe d'experts des Nations Unies.
Cette guerre d'agression et d'occupation menée sur de larges pans de la province du Nord-Kivu viole l'intégrité territoriale et la souveraineté de la RDC, les principes fondamentaux de la Charte des Nations unies et les engagements pris dans l'accord-cadre d'Addis-Abeba pour la paix, la sécurité et la coopération, la feuille de route de Luanda et le processus de Nairobi. Cette situation très volatile crée un risque d'embrasement de la sous-région des Grands Lacs africains et s'accompagne de violations massives des droits de l'homme et du droit international humanitaire. Il s'agit notamment du recrutement et de l'utilisation d'enfants soldats, de violences sexuelles liées au conflit et de la commission de crimes internationaux tels que des attaques contre le personnel et les avions de la Mission de stabilisation de l'Organisation des Nations unies en République démocratique du Congo (MONUSCO) et de la Force militaire de la Communauté de développement de l'Afrique australe (SAMIDRC), ainsi que le déploiement et l'utilisation de systèmes antiaériens sur le territoire congolais par le régime de Kigali. Ces crimes graves ne peuvent rester impunis. Tous les niveaux de responsabilité doivent être établis pour empêcher la répétition de ces violations flagrantes du droit international.
En outre, cette nouvelle flambée de violence et d'instabilité a fait grimper le nombre de personnes déplacées à l'intérieur du pays à plus de 7 millions. La majorité de ces personnes déplacées sont des femmes et des enfants qui survivent dans des conditions inhumaines dans des camps régulièrement pris pour cible par des groupes armés, alors que la RDC est déjà l'une des crises de déplacement les plus négligées au monde, selon le classement annuel du Conseil norvégien pour les réfugiés.
C'est dans ce contexte alarmant, où la ville de Goma est encerclée, ravivant le spectre de la crise provoquée en 2012 par les mêmes acteurs lorsque la capitale de la province du Nord-Kivu et ses environs avaient été occupés par le M23, que M. Jean-Pierre Lacroix, Secrétaire général adjoint aux opérations de paix, s'est rendu en RDC début février 2024 en vue du désengagement progressif de la MONUSCO et du transfert graduel des responsabilités de la Mission des Nations unies aux autorités congolaises, conformément à la résolution 2717 du Conseil de sécurité. Cette résolution a renouvelé le mandat de la Mission jusqu'au 20 décembre 2024, tout en décidant de son retrait accéléré, progressif et ordonné, en commençant par la province du Sud-Kivu, où la vague d'instabilité en provenance du Nord-Kivu est déjà ressentie avec inquiétude.
A l'issue de sa visite en RDC, M. Lacroix a qualifié la situation dans l'est de la RDC de "très préoccupante", ajoutant qu'elle "soulève le risque d'une explosion régionale". Il a également souligné que le désengagement de la MONUSCO devait aller de pair avec le renforcement des forces de défense et de sécurité congolaises. Plus récemment, dans son rapport au Conseil de sécurité sur la situation en RDC le 20 février, Mme Bintou Keita, représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies en RDC et chef de la MONUSCO, a également souligné "le risque d'extension du conflit au niveau régional si les efforts diplomatiques en cours pour apaiser les tensions et trouver des solutions politiques durables au conflit actuel échouent".
Nous sommes pleinement conscients que la responsabilité première de la protection des civils et du respect des droits de l'homme incombe aux autorités nationales et que la vocation d'une mission de maintien de la paix est essentiellement temporaire. Alors que la MONUC est déployée en RDC depuis 1999 - à une époque où la nation congolaise subissait l'un des conflits les plus meurtriers depuis la Seconde Guerre mondiale et où le pays était occupé par diverses armées étrangères - il est normal de penser à une stratégie de retrait 25 ans plus tard.
En 2020, nous avons pris note de la stratégie conjointe sur le retrait progressif et échelonné de la MONUSCO avec le gouvernement de la RDC, qui avait été demandée dans la résolution 2556 du Conseil de sécurité pour faciliter une transition avec 18 étapes présentées comme des "conditions minimales nécessaires" pour un retrait responsable et durable de la Mission. À ce jour, aucune de ces conditions n'a été remplie, mais la frustration de la population face à l'inefficacité de la MONUSCO à remplir son mandat de protection des civils, largement exacerbée par la rhétorique populiste des politiciens en période pré-électorale, combinée à des campagnes de désinformation dirigées contre la communauté internationale par ceux qui ont intérêt à prolonger le chaos en RDC pour continuer à piller ses richesses minérales stratégiques, ont conduit M. Félix Tshisekedi, Président de la RDC, à appeler à un retrait "accéléré" de la MONUSCO dès 2022, et à un plan de désengagement complet d'ici 2024.
Alors que les causes profondes de la violence persistent - manque de légitimité des dirigeants institutionnels, culture de l'impunité, exploitation illicite et commerce illégal des minerais - l'insécurité augmente et la recherche de solutions politiques et diplomatiques reste dans l'impasse, que l'autorité de l'Etat congolais n'a pas encore été déployée dans de larges zones du territoire national, et que le régime de Kinshasa n'a pas encore entrepris une réforme en profondeur du secteur de la sécurité, y compris l'assainissement des forces de défense et de sécurité et des services de renseignement, nous demandons instamment au Conseil de sécurité de rester saisi de la situation en RDC, qui représente toujours une menace pour la paix et la sécurité internationales.
Un retrait précipité de la présence des soldats de la paix et de la brigade d'intervention de la MONUSCO dans un contexte de guerre d'agression et de surmilitarisation de la région risque de laisser un vide sécuritaire extrêmement dangereux pour l'existence même de la RDC et désastreux pour la protection et la stabilité des civils, mettant sérieusement en péril l'héritage de 25 ans du département des opérations de maintien de la paix de l'ONU en RDC.
Nous appelons donc à une reconfiguration du mandat et de la présence de la MONUSCO afin de créer les conditions d'un retrait responsable et durable, une fois que l'Etat congolais sera doté d'institutions opérationnelles, professionnelles et responsables, notamment dans les domaines de la sécurité et de la justice. Il est impératif d'établir les liens entre la prévention des conflits, la justice transitionnelle, la consolidation de l'Etat de droit et la construction de la paix. La RDC est encore loin du stade où la menace posée par les groupes armés nationaux et étrangers a été réduite à un niveau qui peut être géré par les forces de sécurité et de défense congolaises. Les Casques bleus et la Brigade d'intervention ne peuvent pas partir tant que l'armée et la police ne sont pas en mesure d'assurer la souveraineté de l'État et la protection des civils. Le calendrier du désengagement complet de la MONUSCO de la province du Sud-Kivu, à savoir fin avril 2024, doit donc être réévalué et reporté de toute urgence.
La situation critique qui prévaut dans l'est de la RDC ne peut plus tolérer les paroles creuses et les condamnations superficielles : elle exige des sanctions fortes contre les responsables de la déstabilisation et des mesures immédiates et décisives pour que le Rwanda cesse de soutenir le M23 et retire immédiatement ses forces du sol congolais. Il s'agit maintenant de mobiliser une véritable volonté politique pour désamorcer la crise, faire taire les armes dans les Kivus, arrêter la tragédie humanitaire, rendre justice pour les crimes les plus graves et faire respecter les principes fondamentaux du droit international dans la région des Grands Lacs.
Il est encore temps pour le gouvernement de la RDC et les Nations Unies de suspendre et de revoir le plan de désengagement conjoint et son calendrier, et de maintenir une marge de flexibilité en fonction des développements sur le terrain, afin d'éviter un nouvel échec flagrant de la communauté internationale à maintenir la paix, et une nouvelle chronique d'un désastre annoncé au cœur de l'Afrique qui exacerberait encore la menace pour la paix et la sécurité régionales et internationales.
Dr. Denis Mukwege
Lauréat du prix Nobel de la paix 2018